Les changements de paradigmes du développement économique

À quel type de développement économique devons-nous renoncer, et vers quel nouvel idéal voulons-nous aller ? Quelles sont les questions qui se poseront aux développeurs économiques de demain ? Que peuvent les collectivités locales, pour bifurquer vers des modèles plus respectueux de nos limites planétaires et porteuses d’un contrat social mieux partagé ? Quels leviers activer pour faire émerger de nouvelles approches et une transformation des modes de faire au sein des collectivités françaises ? À partir d’une cartographie collaborative des problèmes les plus complexes identifiés durant la première session, nous tentons ici de synthétiser les changements de paradigmes à l’œuvre en matière de développement économique local.

La croissance > Les besoins à long terme du territoire 

Peut-on encore parler de développement économique ? Même si les contextes sont fort différents d’un territoire à l’autre, la perspective d’attirer des entreprises et de créer de nouveaux emplois n’est plus jugée suffisante face aux menaces environnementales ou à l’explosion des inégalités. Toutes les collectivités engagées dans Rebonds sont à la recherche d’une vision moins centrée sur l’attractivité et la croissance à tout prix, et porteuse de plus de sens, plus qualitative, mieux co-élaborée et orientée par les besoins écologiques et sociaux du territoire concerné. Cet axe renvoie aussi à la question des temporalités multiples face auxquelles les collectivités doivent faire, des urgences du quotidien aux besoins de plus long terme en lien notamment avec les questions climatiques et environnementales.

« Dans notre collectivité, on arrête de parler de développement économique, on parle d’action économique ».  « Pour moi, le développement économique, c‘est plus une méthode de projet qu’une volonté de croissance à tout prix » «  Chez nous le PCAET est là pour véhiculer une nouvelle vision de l’économie, de ce que doit être l’économie souhaitable et désirable » «  Victimes de désindustrialisation, certaines communes arrivent à retrouver un meilleur niveau d’emploi avec des activités plus en phase avec les défis du futur plutôt que le tout venant classique, qui de toute façon s’en va au bout de 2 ans ! » 

Le social sur un strapontin > L’économie au service de la réduction des inégalités  

Comment s’assurer que le développement économique ne se focalise pas uniquement sur l’attraction de profils hautement qualifiés ? Que les emplois créés sont de qualité en termes de parcours, de rémunération, mais aussi porteurs de sens pour le territoire et pour les individus ? Comment réinterroger les questions d’innovation pour les orienter vers la réponse aux besoins de la population ?

L’enjeu social de l’économie peut aussi s’appréhender à travers les questions de rééquilibrage entre les espaces ou de cohésion territoriale. La restructuration des services publics, la moindre offre de services aux populations dans les espaces peu denses (mobilité, santé, habitat, formation…) mais également dans les quartiers prioritaires de la ville (QPV) sont autant de freins à l’embauche et à la création d’entreprises.

À quelles conditions les politiques de développement économique peuvent-elles être un facteur de réductions des inégalités ? Comment promouvoir et soutenir une économie locale qui recrée les services dont les populations ont besoin pour se projeter à long terme ?  Comment les entreprises, en lien avec les collectivités, peuvent offrir de nouvelles solutions aux habitants d’un territoire à travers leur politique de mobilité, de soutien aux besoins du territoire (habitat, offre de formation, parfois même mutualisation d’offre de soin) ? La question de l’économie informelle, les dynamiques de dons, d’entraide, de bénévolat, participent à une offre de services aux publics dans les campagnes, plus ou moins isolées, mais aussi dans des quartiers urbains où ces services peuvent venir à manquer. Comment rendre compte de ces circuits invisibles, oubliés des modèles économiques, et pourtant essentiels au bien-être des populations ? Comment la collectivité locale peut-elle investir et soutenir ces initiatives ?

« La ruralité en France reste le coin des ploucs, le système français n’est pas fait pour le monde rural.» ; « À la campagne, on a le même problème de précarité des services publics que dans les quartiers prioritaires QPV, mais avec encore moins d’argent ! » « On a besoin de retrouver une fierté dans le rural. Comment [faire en sorte que] ce thème ne reste pas lié à un discours d’extrême droite ?»

Ruissellement et compétition entre les territoires > Alliances et réciprocité inter-territoriale 

Doit-on s’extraire des processus de métropolisation et quelles conséquences pour les territoires ? Comment dépasser les discours sur le ruissellement pour construire de véritables dynamiques de réciprocité territoriale ? Comment sortir de la mise en concurrence entre territoires à la fois entre les intercommunalités mais également au sein d’un même EPCI entre la ville-centre et les petites communes ? Comment refonder les relations et coopérations interterritoriales ? Hier promues comme moteurs de croissance et de compétitivité, les métropoles sont aujourd’hui accusées de concentrer, voire même d’accentuer, les problèmes de nature écologique et sociale. De façon caricaturale et peu scientifique, on leur oppose volontiers des espaces ruraux ou des petites villes plus vertueuses ou susceptibles d’être plus adaptées à la transition écologique. Ces visions dichotomiques, simplificatrices, opposant les grandes villes et leurs périphéries, les villes-centres et le périurbain, les métropoles et les campagnes doivent être dépassées.

L’enjeu de transformation est trans-territorial. Il concerne tous les types de territoires et doit pouvoir s’appuyer sur leur complémentarité. Ces formes de coopérations sont essentielles pour transformer les modèles et engager les territoires dans une transition écologique solidaire socialement et spatialement.

« On a un gros partenariat avec la Métropole de Paris sur les ressources agricoles, mais pour l’instant on a du mal à voir ce qui vient en retour », « Les contrats de réciprocité villes-campagnes sont décevants », « Nous structurons une filière bois en lien avec le Morvan, un territoire proche mais mieux organisé, plus tôt que nous » « On est plus tournés vers la métropole et Paris que vers Dijon, nous exerçons un forte attractivité sur les populations intellectuelles et culturelles ; mais l’absence d’université et de lieux de formation est problématique. » 

Ressources illimitées > Sobriété, partage et regénération des ressources 

Comment mieux gérer et partager des ressources toujours plus limitées ? Peut-on valoriser les ressources d’un territoire tout en les protégeant ?

La pression sur les ressources est de plus en plus grande. L’eau, l’air, le sol, les forêts, les espaces agricoles sont des biens communs dont la gestion et le partage générera de plus en plus de conflits. Il s’agit de changer nos modèles (de production et de consommation) pour économiser ces ressources, mais également de mettre en réseau les territoires pour assurer une gouvernance partagée, durable, soutenable de celles-ci. Les coopérations territoriales sur tous ces sujets émergent, que ce soit entre les métropoles et les campagnes (TePos, PAIT, contrats de réciprocité, etc.), entre communautés de communes, entre une ville moyenne et ses communes rurales alentour…  Eau, énergies, matières premières, hier perçues comme illimitées sont aujourd’hui en tension, certaines voient leurs prix exploser et les conflits d’usages se multiplier. À l’aune des réglementations récentes (ZAN, ELAN, nouvelles générations de PLU), le foncier se raréfie, investir (par exemple dans les zones commerciales en reconversion) coûte plus cher et nécessite d’arbitrer entre implantations d’activités économiques, activités de loisirs, ou encore production de logements. Une situation qui demande aux entreprises et à tous les acteurs de consommer moins de ressources, de réduire les phénomènes de sur-fréquentation (touristes, mais aussi étudiants dans les villes universitaires), ou encore de construire des gouvernances plus collectives pour mieux partager les usages et anticiper leur évolution à long terme.

« A Grenoble le secteur micro-électronique très consommateur d’eau inquiète et mobilise citoyens, agriculteurs et militants » « Il y a quelques années on nous a proposé d’acheter le puits de Sémantis, qui puise directement dans la nappe phréatique. On a refusé à cause des pénalités s’il y a des ruptures de production, mais en fait on aurait du acheter pour réserver la ressource eau. »  « En Nouvelle Aquitaine, la répartition des volumes entre les usages agricoles, industriels, pour les populations, le tourisme… mais aussi les pompiers, posent aussi des questions de gouvernance. » « Nous devons arrêter la consommation foncière, se dire que ce que l’on a sous les pieds est précieux et ne pas répondre à la moindre sollicitation sur le foncier » 

Marges de manœuvre limitées  > Pouvoir d’agir et ré-outillage 

Quelles pistes pour retrouver du pouvoir d’agir sur le plan économique ? Comment, lorsqu’il s’agit de faire face aux défis écologiques et sociaux, bâtir de la cohérence face à la dispersion des acteurs économiques privés et publics ? Comment donner plus de lisibilité sur les politiques mises en œuvre et éviter les effets de concurrence entre les différents opérateurs, et territoires, en matière de soutien au développement économique ? Comment assurer la pérennité de dispositifs souvent coûteux, dans un contexte d’érosion de l’autonomie fiscale des collectivités ?

Ces questions interrogent les liens entre les collectivités et les entreprises. Les leviers d’action des collectivités pour agir sur le développement économique de leur territoire sont limités. Une grande diversité de dispositifs et d’aides directes sont conçus à l’intention des entreprises, pour les accompagner dans leur implantation ou dans leur expansion au sein du territoire. Pour autant, le recours à ces aides est réduit, les entreprises ont du mal à s’y retrouver voire à identifier la collectivité comme un interlocuteur naturel. Celles-ci peinent également à avoir prise sur les grands acteurs économiques, inscrits dans des chaînes de valeur globalisées. L’ajout de critères écologiques doit donc se frayer un chemin dans un appareil déjà très contraint ; de nouveaux outils sont élaborés, telle la diffusion de l’éco-conditionnalité des aides, mais ils se heurtent aux mêmes obstacles, rendant leurs effets réels encore incertains. En même temps, la raréfaction du foncier, les normes européennes ou les réglementations émergentes (ZAN…) peuvent participer d’un rééquilibrage du rapport de force au profit des collectivités.

Dans ce contexte, l’échelon local doit retrouver de l’influence en identifiant de nouveaux leviers ou en combinant des compétences existantes : par exemple en coalisant les acteurs pour user plus stratégiquement de l’achat public, en agissant par filières, en construisant des conversations plus qualitatives avec les entreprises locales (y compris sur leur responsabilité collective et territoriale), en les aidant à se lier entre elles pour créer un environnement attractif ou œuvrer ensemble à des objectifs de transition écologique et de justice sociale, en s’appuyant sur les politiques RSE des grands donneurs d’ordre pour accompagner les sous-traitants, en stimulant ensemble l’émergence d’alternatives locales aux plateformes mondialisées…

« Nous voulons davantage être dans la relation avec les entreprises, que notre collectivité soit identifiée dans la galaxie des organisations qui peuvent jouer un rôle auprès des entreprises » « On déploie beaucoup d’énergie et de moyens (aides, sensibilisation …) mais on peine à toucher un  grand nombre d’entreprises sur ces enjeux, c’est une question d’animation territoriale» «Les TPE-PME n’ont pas beaucoup de temps. Il faudrait mettre notre énergie au service du faire savoir, du dernier km, plutôt qu’à produire de nouveaux dispositifs. » « Nous envisageons la création de nouvelles structures pour réussir la transition : une foncière dédiée à l’activité économique comme pour le logement ; des structures d’intérêt mixte pour éviter de créer des monopoles dans le réemploi des matériaux de construction ; ou encore une structure pour faire tampon entre l’offre et la demande dans le marché du biosourcé »

L’économie productive comme seul levier du développement > Un développement fondé sur une base élargie

Le développement économique d’un territoire repose sur des enjeux exogènes et endogènes, à la fois productifs, résidentiels, publics et sociaux. Les travaux sur la théorie de la base développés par Laurent Davezies et Magali Talandier ont permis de mesurer ces flux de richesse et d’analyser la capacité des territoires à transformer ces dynamiques en impact local pour les populations. Malgré la complexité de ces processus de captation, distribution, partage des richesses, force est de constater que l’économie et les stratégies de développement économique restent dominées par l’enjeu productif.

À l’heure de la réindustrialisation de nos territoires, qui est sans doute de bonne augure, ne perdons pas de vue qu’une économie résiliente est aussi une économie diversifiée. Ainsi, plutôt que de se focaliser essentiellement sur la base productive et exportatrice des territoires, comment démultiplier les politiques de développement ? Petits entrepreneurs locaux, acteurs associatifs, commerces et artisanat, services aux populations, activités médicales…  génèrent le plus souvent bien plus d’emplois locaux que les grands donneurs d’ordre. Là encore, n’opposons pas les mondes, mais prenons acte du besoin d’embarquer tous ces métiers, tous ces acteurs dans la transformation des modèles économiques.

Des critères restreints et monolithiques > Des indicateurs renouvelés pour guider et évaluer le changement 

Comment mieux théoriser les nouvelles politiques économiques, écologiques et sociales ? Comment en clarifier les finalités, les modalités et les indicateurs de succès ? À travers ces questions, ce sont également les outils et indicateurs hérités des modèles passésqui sont à renouveler. Les indicateurs normalisés exigés dans le cadre d’appels à projets nationaux ou européens, ou bien au sein de dispositifs du type Feder, reproduisent des méthodes d’analyse de moins en moins compatibles avec les nouveaux modèles émergents. Quels sont les nouveaux indicateurs de changement existants et à mettre en place ? Comment penser leur articulation aux stratégies territoriales afin de s’assurer qu’ils soient suivis d’effets ? Ces questions nous poussent aussi à interroger l’application concrète de théories incantatoires mais très souvent non opérationnelles. Un nombre croissant de collectivités adoptent des objectifs ambitieux en matière de décarbonation de l’économie, voire des modèles de développement articulés autour d’objectifs écologiques et sociaux (économie du bien-être, théorie du doughnut, économie circulaire, Community Wealth Building, croissance inclusive, etc.). Mais la traduction concrète de ces ambitions est encore balbutiante. Au-delà des effets d’annonce, il reste à expliciter comment les mettre en œuvre concrètement en fonction des contextes, à partir de quels types d’outils et d’instruments, comment les piloter et mieux mesurer leurs retombées réelles et leur degré de rupture par rapport aux modèles antérieurs.

« Les effets des politiques de développement économique, directs ou indirects, devraient être objectivés. Ce n’est pas fait aujourd’hui»

Une minorité d’acteurs dominants > Une communauté économique élargie, diversifiée, renouvelée  

Comment encourager un renouvellement et une représentation plus inclusive des enjeux économiques ? Comment renouveler nos représentations de celles et ceux qui font le développement économique, des secteurs qui seraient « nobles » ou structurants, prioritaires, aux secteurs laissés de côté ? Comment repenser les modalités de formation des professionnels du développement économique pour y intégrer des problématiques sociales et écologiques qui prennent une ampleur croissante ?

Les collectivités sont souvent en contact avec le même nombre limité d’entreprises. Quant aux espaces de gouvernance économique, ils sont souvent représentés par les mêmes structures, et les réseaux d’entreprises sont souvent cloisonnés (ESS, industries, agriculture). Les représentations divergent, entre tenants de l’ESS et ceux de l’économie traditionnelle, ou entre visions technologiques et visions sociales, ou bien encore entre les entreprises situées dans des espaces de relégation et celles situées, par exemple, dans des pôles de compétitivité et autres clusters. Aujourd’hui, les enjeux de transition écologique et sociale appellent à un renouvellement du dialogue, à l’intégration de nouveaux acteurs habituellement moins visibles (y compris les habitants) représentant des intérêts plus diversifiés, à des changements de regards entre les secteurs d’activité.

« Si on prend les lunettes du patriarcat, continue souvent de persister une captation du discours économique local par LE Président de la chambre de commerce, LE Président du MEDEF, LE Président de la chambre d’agriculture …»  « Difficile de dépasser, sur un tissus de 50 à 60 000 entreprises, la part de 10% qui captent l’info, savent où sont les aides, etc. »  «  Il y a pas mal de divergences entre nos élu/es sur la vision du développement économique » « Chez nous il n’y pas une vision partagée des finalités du développement »  « On note chez nous un engouement pour la CEC- convention des entreprises pour le climat : 40 entreprises mobilisées sur la dernière promotion »

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